Premier Café-philo 29 novembre 1995 Version 2002


Café-Philo Poitiers 1995Texte achevé en 2002 soit sept ans après le premier débat du Café-philo. Et écrit en collaboration avec Jean-Pierre Seulin, un ami participant au Café-philo depuis quasiment le début à partir du compte-rendu suivi de textes que l’on distribuait au début du Café-philo la semaine suivante. Ce compte-rendu était rédigé à partir des notes que prenait Sandra, l’une de mes anciennes élèves qui était à l’époque étudiante en philosophie.

Voir aussi : Histoire de la création du café-philo de Poitiers

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Le café le Gil Bar de Poitiers était bondé lorsque nous y sommes entrés ce soir-là. Nous étions tous les trois avec Geoffroy et Vincent, deux de mes anciens élèves. Il était 18 heures. Le débat philosophique ne devait commencer qu’une heure plus tard. Nous avons trouvé une table au milieu de l’espace du fond, et nous y avons pris place.

Une question m’a tout de suite traversé l’esprit : tous ces gens étaient-ils venus pour le débat ? J’étais surpris. J’avais des difficultés à penser que la philosophie pouvait attirer tant de monde. La pratique que j’en avais en tant que professeur de terminale ne m’avait jamais laissé d’espoirs jusqu’alors. La philosophie avait mauvaise presse et, comme disaient mes élèves, ça ne servait à rien de se poser des questions. Seule une minorité de passionnés s’y intéressaient. Alors, que des personnes se déplacent exprès pour débattre était assez surprenant !

Nous étions en train de découvrir le rythme propre du café. Des tables se libéraient pour de suite être réoccupées par de nouveaux venus. Nous avions décidé d’occuper seulement la partie du café la plus éloignée de l’entrée séparée d’elle par des banquettes. Il y avait aussi une marche qui matérialisait cette séparation. Le café le Gil Bar était un café très lumineux à l’époque. De grandes baies vitrées laissaient voir l’intérieur. Pour l’instant, il y avait beaucoup d’arrivées et départs et puis beaucoup de bruit et de fumée. Il faut dire que pour annoncer ce débat on avait affiché les articles de journaux en plusieurs endroits dans le café… Beaucoup ont dû croire que Marc Sautet1 en personne allait venir animer. Allait-on vraiment pouvoir lancer un débat ? Les personnes présentes allaient-elles se moquer de nous(Texte) ? L’inquiétude se manifestait de plus en plus.

Cette atmosphère aidant, mes pensées se mirent à vagabonder et je me suis souvenu de ce qui s’était passé ces dernières années. L’idée de créer un café-philo sur Poitiers a germé très progressivement. Je n’arrive plus à me souvenir de la date à laquelle Marc Sautet est passé à Nulle part Ailleurs, l’émission de Philippe Gildas sur Canal +. Ce dont je me souviens, c’est qu’il en était l’invité principal. Il a expliqué ses activités, le Cabinet philosophique, les débats dans les cafés et surtout sa façon de pratiquer la philosophie. J’étais à l’époque maître-auxiliaire de philosophie et je me rappelle avoir tout de suite pensé : c’est ça ! Tout ce vers quoi je tendais depuis plusieurs années était là devant moi.

Pourtant je ne me sentais pas l’envergure de lancer un café-philo, étant plutôt en dehors de tout cela. Je ne pensais pas cela possible sur Poitiers. Ce n’était pour moi à cette époque qu’une affaire parisiano-parisienne ! Qui étais-je pour lancer une telle chose ? D’ailleurs à ce moment là, l’idée ne m’en était même pas venue à l’esprit. J’y voyais seulement une façon de perfectionner mon enseignement.

Quelques mois plus tard, fin août 1994, Laurent Robin, un autre de mes anciens élèves, me contactait car il avait eu connaissance d’une conférence sur Michel Foucault à Vouillé, un petit village à 15 km de Poitiers. Nous y sommes allés et, non sans mal, au lieu de cette conférence, nous avons découvert sur une pelouse derrière la piscine, une dizaine de personnes assises sur des bancs. Nous nous sommes approchés et j’ai reconnu Marc Sautet. Avec eux, nous avons participé à notre premier café-philo, sans café, ni même sans être dans un café.

Après ce premier débat dont le sujet était « le parasite », nous sommes tous allés prendre un café, dans un vrai café, et nous avons pu parler avec Marc Sautet. Nous ne nous sommes pas dit grand chose. Je me souviens qu’on s’est présenté. Quand il a su que j’étais prof de philo et que Laurent était mon élève, il a dit que c’était une des meilleures choses apportées par l’enseignement. Il a expliqué que lorsqu’il enseignait en lycée, il se sentait l’esclave de ses élèves, à cause des copies à corriger mais surtout de cette tendance qu’ont les élèves à considérer leurs profs à leur service exclusif. Il n’avait pas de temps pour se consacrer à autre chose et faire vraiment de la philosophie. Je me souviens aussi d’avoir parlé de ma situation professionnelle précaire, et il m’a répondu : « Abandonne l’enseignement et ouvre un cabinet de philosophie ! »

Le soir, il fit une conférence où il développa ses idées sur le parallèle entre la Grèce antique et nous. Je me souviens l’avoir trouvé « gonflé » : oser soutenir une philosophie en ces temps de désert théorique et de « défaite de la pensée »2 me paraissait très aventureux(Texte).

A la rentrée scolaire, quelque jours plus tard, j’avais un poste à temps complet sur deux établissements séparés de 60 km ! Ces allées et venues ne m’ont pas laissé beaucoup de temps pour réfléchir à la proposition de Marc Sautet d’ouvrir un Cabinet de philosophie, mais l’idée faisait progressivement son chemin…

Quelques mois plus tard, début 1995, j’ai acheté Un café pour Socrate. Cette lecture me confortait dans ce que je savais déjà : il émergeait enfin une nouvelle façon de pratiquer la philosophie(Texte). Et en septembre de la même année, je me suis retrouvé au chômage. A la fin du mois, avec Vincent et Geoffroy, nous sommes allés quelques jours à Paris pour assister à des Cafés-philo à l’occasion de la manifestation « Bistros en fête ». En arrivant au Café des Phares, Marc Sautet prenait un café à la première table sur la terrasse mais  nous n’avons pas osé l’aborder. Nous avons ensuite assisté au café-philo qu’il a animé, je ne me souviens pas du sujet.

Nous sommes revenus le lendemain soir. Arrivés assez tôt, nous nous sommes calés au fond du café. Ce n’est pas Marc Sautet qui  animait le café-philo mais Virgile Loyer, l’un des jeunes habitués. Le sujet choisi a été: « Penser est-ce dire non? ». Malgré sa trop grande présence, Marc Sautet fut un participant presque comme les autres. Je ne me souviens plus si c’est à ce débat ou à un précédent où un jeune homme aux cheveux très longs soutenait un idéalisme tout platonicien, et durant lequel Marc Sautet l’avait plusieurs fois contredit. Il s’agissait, je pense, de Jean-Christophe Grellety3.
De retour à Poitiers je crois que je m’en suis beaucoup voulu de ne pas avoir osé l’aborder, et, presque aussitôt, le 2 octobre, je lui  envoyais une lettre :

A MARC SAUTET, le 2 octobre 1995

Cher Marc,
Je suis venu à Paris la semaine dernière pour suivre les débats philosophiques dans les cafés en fête et j’ai été assez impressionné par l’importance que ça a pris. J’en avais une petite idée car j’étais à Vouillé la première fois que tu es venu et j’ai participé au débat sur le parasite. Mais à Paris, surtout le dimanche matin, il y a foule ! C’était décidément très difficile de te parler personnellement !
Tu m’avais dit en 94 à Vouillé : «  Abandonne l’enseignement (je suis maître auxiliaire de philo en rupture de banc et au chômage cette année) et monte un cabinet philosophique« . Je me trouvais jeune et inexpérimenté et je trouvais encore un certain intérêt à enseigner au lycée, je me suis trouvé des raisons pour ne pas le faire. Mais maintenant, j’ai le temps et je pense comme toi « nombre de ceux qui renoncent à enseigner la philosophie par crainte de se fourvoyer ou par lassitude trouveront une véritable issue dans l’ouverture d’un cabinet » (Un café pour Socrate). Enseigner la philosophie au lycée est devenu trop « alimentaire » pour moi et j’ai souvent l’impression de me compromettre. J’ai donc pour projet d' »ouvrir » un Cabinet à Poitiers.
Pourquoi t’en parler me demanderas-tu ? Seulement parce que j’apprécie vraiment ta façon de pratiquer la philosophie : quelle « leçon » tu m’as encore donnée mercredi et jeudi soir derniers ! Il y a un certain temps déjà que je me suis « rangé » à la conception de la pratique de la philosophie de J. T. Desanti : « A mon sens être philosophe, c’est avant tout ne pas se contenter. C’est surtout ne pas se reposer dans la pure possession des formes de pensée philosophiques qui sont notre héritage. Se dire, au fond, que rien ne doit être possédé et que, si l’on dispose de ce qu’on appelle des données, un acquis culturel, on doit toujours les considérer comme disponibles, critiquables, et promis à la destruction. A mon sens, être philosophe, même à l’égard des sciences, consiste à introduire dans la bonne conscience du savoir l’inquiétude et la négation. Par conséquent, dès l’instant où il apparaît qu’on ne peut pas se reposer dans le savoir constitué et qu’il serait imprudent de s’en remettre à ceux qui savent, je dirais qu’il appartient à tout homme d’exercer, dès qu’il entre en révolte ou en contestation, la fonction philosophique » j’ai l’impression que toi aussi tu penses cela : penser c’est dire non ! Ton originalité c’est de pratiquer cette philosophie jusqu’au bout, c’est-à-dire de ne pas rester dans la philosophie « universitaire » et être où ça se passe : dans la « vraie » vie diraient mes élèves ! Donc, si j’arrive à mes fins, ce Cabinet sera un de tes nombreux petits enfants, petit-fils que je ne voudrais absolument pas te faire dans le dos !
Quoi qu’il advienne, j’aimerais adhérer à l’association du café des Phares et avoir la Lettre et les résumés des débats. Pourrais-tu m’informer ou me faire informer sur les modalités d’inscription ?
En espérant t’annoncer bientôt une naissance.

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Le mardi 7 novembre le téléphone sonne. Je décroche. C’est… Marc Sautet au bout du fil. Il m’explique qu’il a bien reçu ma lettre et qu’il faut absolument que je crée un Café-philo sur Poitiers. Il m’annonce qu’il va venir vendredi prochain et on convient d’un rendez-vous : 17 h au café du Théâtre sur la place d’Armes.

Le vendredi 10 novembre, nous arrivons un peu en avance au café du Théâtre avec Geoffroy et Vincent. Marc Sautet arrive un peu après avec Lionel Levesque de l’association des Amis du Château de Marconnay. Ils venaient de rencontrer la presse au sujet d’une conférence qui devait avoir lieu le dimanche.

La rencontre n’a pas duré très longtemps, vingt minutes ou une demie heure. Nous avons parlé de la façon de mener les débats et de la nécessité de trouver un café adéquat. Lionel Levesque a suggéré que nous le fassions dans le café même où nous étions mais, bien que central, le lieu ne s’y prêtait pas vraiment car la salle était trop étroite et tout en long. Marc Sautet nous a précisé que ce n’était pas les cafés qui faisaient le plus défaut : souvent des cafetiers lui téléphonaient pour qu’il les aide à  lancer un café-philo chez eux, mais c’était plutôt les animateurs compétents qui manquaient. Marc Sautet et Lionel Levesque nous ont aussi informé de l’ouverture du « cabaret-philo » du Pince Oreille qui tenait sa première séance le dimanche suivant. Devions-nous faire notre café-philo là-bas ? Marc Sautet avait eu en effet un contact avec le patron de ce cabaret lorsqu’il était venu à Vouillé en septembre et ce dernier lui avait proposé de créer un Café-philo. Il m’a semblé que ce ne ce soit pas si bien passé entre eux. Marc Sautet doutait que l’esprit des Cafés-philo y soit vraiment respecté. Lorsque nous nous sommes séparés, il était clair que j’allais créer un Café-philo sur Poitiers et que je devais trouver un lieu. Je devais aller me rendre compte par moi-même si le Pince-Oreille convenait. Sinon ce n’était pas les cafés qui manquaient sur Poitiers !

Le dimanche nous sommes allés au Pince-Oreille. C’était une conférence dont l’entrée était payante. Très vite, nous avons décidé que l’on ne créerait pas notre Café-philo dans un tel lieu. Clairement pour ne pas être confondus. Nous sommes partis assez rapidement. Nous avons alors commencé nos prospections pour trouver un café au centre ville. Suite à cette soirée j’ai envoyé la lettre suivante à Marc Sautet :

A MARC SAUTET, le 13 novembre 1995

Cher Marc,
Comme convenu lors de notre entrevue du vendredi 10 novembre 1995 je suis allé hier me rendre compte de ce qu’est ce Cabaret Philosophique qui vient d’ouvrir sur Poitiers.
Ton impression préalable ainsi que celle de Lionel Levesque étaient assez négatives car le sujet était donné d’avance et, pour Lionel Levesque, cela ressemblait plus à un salon littéraire qu’à un Café Philosophique. Pour ma part je trouvais qu’il se situait dans un lieu trop proche de la faculté de philosophie…
Ces mauvaises impressions préalables ont été corroborées sur place car :
1°) il ne s’agit pas vraiment de ce qu’on appelle un café, c’est vraiment un cabaret genre piano-bar qui n’est ouvert que dans la soirée.
2°) il ne s’agissait pas d’un débat philosophique type le café des Phares mais plutôt d’un genre de conférence-débat car un « spécialiste » membre de la cour des comptes était invité.
3°) c’était payant ! une contribution était demandée à l’entrée pour participer aux frais de déplacement du « spécialiste ».
Les conditions ne sont pas très favorables pour approfondir de ce côté-ci. La seule chose positive c’est qu’il y avait 30 ou 40 personnes. Je vais quand même attendre le prochain débat avant de me faire un avis définitif. Mais je commence quand même à chercher un café central qui serait adéquat, avec un patron sympa.
En ce qui concerne la création d’un vrai Café philosophique, l’entrevue que nous avons eue vendredi, m’a fait apparaître quelques divergences secondaires – sur la forme et non sur le fond -, entre ce que je projetais et ce que tu souhaitais. Je dois t’en entretenir car je ne sais plus quoi penser.
A l’origine je projetais de lancer le débat dans un café avec quelques amis choisis en fonction de leur marginalité ou de leur non-appartenance à l’institution philosophique locale, et je pensais tabler sur le bouche à oreille, sans faire de tapage médiatique, pour que ce débat fasse déplacer des « inconnus » intéressés et prenne de l’ampleur. Je pensais que la presse devait plutôt avoir vent de la chose. C’était, pour moi, un gage de « qualité ». Lorsque le débat aurait pris son « rythme de croisière », que la presse en ait parlé ou pas parlé, je t’aurais prévenu, et tu serais venu avaliser l’existence d’un café philosophique sur Poitiers.
Ce qui m’est apparu vendredi c’est que le fait que tu me contactes a fait apparaître la possibilité d’une autre façon de procéder. Je trouve un café, je détermine un jour de débat, je t’invite, je convoque la presse (tapage médiatique, invitation du père fondateur Marc Sautet !) et l’existence d’un Café philosophique sur Poitiers est fondée. Cela, peut-être, me mènera plus rapidement au même résultat que la première façon de procéder… ou alors mènerait rapidement à un autre résultat. Ce qu’il y avait, je crois, de particulier dans ta démarche c’est que le débat du café des Phares ne s’est pas constitué d’un seul coup, il a fallu passer par des étapes. Mais cette démarche est-elle nécessaire ? Ne faut-il pas que je profite de l’élan de ton expérience pour arriver plus rapidement au même résultat ?
Je ne sais pas quoi penser. Les deux façons de procéder ont leurs avantages et leurs inconvénients. Peux-tu me dire ce que tu en penses et comment ça se passe ailleurs ?

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Le mercredi 15 novembre vers 20 h nous étions au Gil Bar en pleine tournée des cafés. Il n’y avait presque personne et le lieu nous a tout de suite plu. C’était une grande salle lumineuse et toute vitrée – les passants pouvaient voir de la rue ce qui se passait à l’intérieur -, dont on pouvait utiliser la partie arrière..

Le vendredi suivant (à moins que ce soit en début de semaine suivante) je propose à Caroline, la patronne, d’y organiser un Café-philo régulièrement. L’entrevue s’est déroulée aussi bien que possible. J’avais un peu peur d’être incompris mais, à mon grand étonnement, Caroline a été compréhensive et m’a même un peu motivé… Nous avons déterminé le jour. Ce serait le mercredi car c’était central dans la semaine et que les étudiants, sur qui on pensait pouvoir compter pour venir, étaient présents sur Poitiers. Nous avons ensuite précisé l’heure. Ce serait de 19 à 21 heures. Comme c’était une période creuse, cela devrait nous permettre de ne pas être dérangés par les autres consommateurs et les habitués. Caroline m’a demandé : « on commence quand ? Mercredi prochain ? » J’ai pris peur. Il fallait que je me fasse à cette idée et j’ai repoussé d’une semaine.

Nous avons posé quelques affiches, prévenu nos connaissances et la presse : le 29 novembre 1995, c’était la première. Et il était maintenant l’heure. Le café n’avait pas désempli, au contraire il y avait encore plus de monde. Le débat pouvait être lancé.

Après que les cloches de Notre Dame la Grande se soient arrêtées de sonner, je me suis levé, j’ai posé mon verre de bière sur le bord du comptoir, et j’ai présenté succinctement notre projet. J’ai expliqué aussi comment nous souhaitions procéder :
–  Le débat dure deux heures et doit consister en une libre argumentation entre les participants. Le sujet n’est pas choisi à l’avance mais en début de séance, les participants proposent des sujets et j’en choisis un. Cela devrait permettre d’éviter deux dérapages : d’abord que je sois considéré comme un spécialiste prêchant la bonne parole, les participants n’ayant plus qu’à se taire; ensuite de parler d’un sujet sur lequel une véritable réflexion philosophique n’est pas possible. Pour ce qui est des règles de la prise de parole, elles seront aussi très simples. Celui qui a proposé le sujet choisi peut prendre la parole à tout moment et ceux qui n’ont pas encore parlé ont priorité sur ceux qui ont déjà parlé »4.

J’ai déclaré que la séance de ce mercredi était ouverte. J’ai demandé ensuite si quelqu’un avait un sujet à proposer. Tout le monde s’est tu ! J’ai eu un peu peur. Puis quelqu’un demanda la parole. C’était Geoffroy :
– J’ai un sujet de circonstance dit-il : Est-ce une démarche philosophique que de philosopher dans un café ?
Silence, puis quelqu’un d’autre a demandé la parole :
– L’homme a-t-il toujours été violent ?
Un jeune homme rajouta aussitôt :
– L’histoire a-t-elle un sens ?
Comme il n’y avait pas d’autres  propositions, j’ai dit que mon choix portait sur le sujet de circonstance : Est-ce une démarche philosophique que de philosopher dans un café ? Et j’ai demandé à Geoffroy de s’expliquer.

Il y a pour moi, dit-il, une différence entre la philosophie de Socrate et celle qu’on fait dans l’éducation nationale. La philosophie qu’on peut pratiquer dans les cafés semble se rapprocher plus de la première que de la seconde. En effet Socrate pratiquait la philosophie sur l’Agora, dans un endroit, non seulement public, mais ouvert à tout le monde(Texte). La faculté ou le lycée sont bien des endroits publics mais ils ne sont pas ouverts à tout le monde. Tout le monde ne va pas en terminale et toutes les terminales n’ont pas un enseignement de la philosophie. Tout le monde n’est pas allé en terminale aussi car c’est très récent que 60 % d’une classe d’âge y aille. Bien-sûr on peut toujours s’inscrire à la fac de philo en tant qu’auditeur libre mais c’est tellement difficile que bien peu de gens tentent l’entreprise. Lancer un Café-philo permet peut-être à ces gens de faire de la philosophie.

Il y eut un silence qui devint pesant au bout de quelques secondes. Je me suis senti mal à l’aise et puis Jean, un autre étudiant en philosophie, demanda la parole :
Il est certain qu’on apprend la philosophie en cours de philo à la fac parce qu’on ne la voit pas ailleurs. Cependant la philosophie de café, est-ce vraiment de la philosophie ? N’est-ce pas plutôt une sorte d’anti-philosophie ?
N’a-t-on pas toujours parlé de la philosophie de café comme d’un discours vide et superficiel ? Les discussions du café du Commerce ne produisent que des brèves de comptoir ! Où est la philosophie dans ce degré zéro de la pensée(Texte) ? Dis encore quelqu’un.
Et puis ne faut-il pas apprendre la philosophie pour philosopher(Texte) (Texte)(Texte) ? Rajouta un autre.

C’était parti, ça commençait à se dérouler tout seul, il n’y avait qu’à laisser faire ou peut-être accompagner un peu. Je n’y croyais toujours pas mais la discussion se développait sous mes yeux ébahis. Il semblait en être de même pour les autres. C’était magique. Mais est-ce que ça pouvait vraiment durer deux heures ? Est-ce que ça n’allait pas s’aplatir comme un soufflé ?

Est-ce qu’elle est vraiment de la même nature que la philosophie de Socrate(Texte) ? Ne fréquentait-il pas que les jeunes de bonnes familles, que l’élite(Texte) ?
– A la fac on ne fait que de la philosophie spéculative(Texte), ou plutôt de l’histoire de la philosophie(Texte), par exemple on étudie Platon, Descartes, Kant, Hegel… alors que la philosophie est un dialogue(Texte)(Texte). On peut exposer diverses opinions dans un café alors qu’en cours on ne dit rien et on écoute ce que le prof nous dit. On peut, je pense, inventer tout seul la philosophie puisqu’elle est d’abord une remise en cause personnelle.
– J’irai jusqu’à soutenir qu’il s’agit d’oser penser par soi-même(Texte).
L’exercice public de la parole ne peut pas être un métier. Socrate n’était pas un professeur mais s’adressait à n’importe qui sur l’Agora et il ne se faisait pas payer. Comment peut-on pratiquer une philosophie institutionnelle ? Ca, ça me dépasse !(Texte)
– Il est difficile de soutenir que l’on ne peut pas faire de philosophie dans les cafés car d’abord ça a déjà eu lieu au siècle des lumières(Texte)(Texte)(Texte). Et puis cela renvoie à ce que l’on est en train de faire ici et maintenant, on est bien venu pour participer à un débat que l’on appelle « philosophique ». Il faudrait peut-être définir la philosophie, non ?
– Faire de la philosophie pour moi, c’est remettre en question les idées préconçues, les opinions, les préjugés. Avant il y avait un bouillonnement intellectuel à la fac alors que maintenant on ne fait plus qu’apprendre les idées des autres.

Je pris la parole pensant à l’époque que je devais de temps en temps faire une synthèse :
– Il semble qu’on soit en présence de deux thèses. La première c’est que la philosophie dans le café, qui est plus proche de l’idée qu’on se fait de la philosophie comme remise en question des préjugés, est l’affaire de tout le monde. La seconde c’est que la philosophie est une affaire de spécialistes, ne concerne qu’un petit nombre et ne peut se faire que dans des lieux particuliers, fac ou lycée(texte).

Et aussitôt les participants s’enflammèrent de nouveau et la discussion reprit de plus belle :
– Tout le mode fait de la philosophie car tout le monde se pose des questions(Texte)
– Mais se poser des questions est-ce toujours faire de la philosophie et toutes les questions sont-elles philosophiques ?
– Y a-t-il quelqu’un dans l’assistance qui n’a jamais suivi des cours de philo ? Pour se poser des questions philosophiques, il faut bien avoir des bases en philo.
– Faire de la philosophie, c’est se rendre compte qu’on se pose des questions. Un spécialiste ne se pose pas plus de questions que les autres(Texte). C’est seulement quelqu’un qui fait du business avec la philosophie et vivre du business de la philosophie est-ce vraiment philosophique ?
– Et puis à quoi sert le spécialiste ? N’est-il pas un chien de garde payé pour justifier l’ordre existant ?(Texte)(Texte)
– On ne fait pas des études pour seulement passer un examen, les études sont faites pour apprendre. Sophia en grec c’est la sagesse(Texte)(Texte). mais aussi la raison. Il n’y a pas de remise en cause dans la religion ou dans la voyance, c’est irrationnel. On a besoin du raisonnement et pas seulement de la culture.
D’accord philosophie c’est sophia(Texte) mais c’est aussi philo. Si on est « ami » de la sagesse c’est qu’on n’est pas vraiment sage et qu’on veut le devenir(Texte)
– Mais peut-on vraiment devenir sage ?
– Et surtout faut-il le devenir(Texte) ?
– Dire qu’on n’atteindra jamais la sagesse, n’est-ce pas une croyance ?
– Non, la croyance engage les gens avec violence. Le débat philosophique de ce soir ne trouvera peut-être pas sa solution dans ce café mais on aura parlé avec des gens et quelque chose se passe. Il ne faut pas faire non plus du café le seul lieu « philosophique ». C’est un accident qui nous pousse à réfléchir(Texte)(Texte)(Texte). Autrui nous pousse à réfléchir. Il y a des multitudes d’événements qui nous poussent à la philosophie et le café n’en est qu’un parmi les autres.
– C’est sûr, mais le café a ceci de particulier que le débat « sauvage » est permis alors que dans les autres institutions on ne peut pas. L’avantage du café philosophique c’est de débattre avec des gens qu’on ne connaît pas.
– Trouver des solutions approuvées par tout le monde est du totalitarisme. Les gens qui pensent avoir des solutions sont dangereux. La philosophie, ce n’est pas trouver des solutions mais ouvrir des fenêtres.
Il y a une difficulté car d’un côté on a dit que la philosophie c’est ne pas avoir de certitudes et d’un autre il faut avoir des certitudes pour pouvoir s’investir.
– Pour faire de la philosophie, il faut se poser les bonnes questions ainsi on peut trouver la bonne réponse.
– Le philosophe n’est-il pas quelqu’un qui répond en posant des questions ? Mais ce n’est pas n’importe quelle réponse ni n’importe quelle question. Peut-être une réponse qui inquiète l’interlocuteur par rapport à sa question ou sa réponse ?
– Est-ce que la philosophie est accessible à tout le monde ? Est-ce que tout le monde peut se poser les bonnes questions ?
– Il y a des gens qui n’ont pas le temps de se poser des questions, ils passent leur temps à survivre.
– Le problème, c’est que ne pas se poser des questions est réconfortant(Texte). C’est commode par exemple pour l’Etat que les gens ne pensent pas.

Un bruit assourdissant se fît entendre. C’était le percolateur. Voulait-il prendre la parole lui aussi ?. Tout le monde attendit en se regardant. Le bruit cessa et quelqu’un reprit :
– Dans tout ce qui vient d’être dit, on pense que la philosophie change quelque chose. La philosophie ne sert à rien car la pensée n’influe pas sur l’action, par exemple la philosophie n’a pas empêché le nazisme ni aucun totalitarisme, c’est l’action politique qui change le monde pas la philosophie !
– Les nazis n’ont jamais fait de débats philosophiques sinon ils ne seraient jamais devenus nazis. Penser, ce n’est pas appliquer des idées bêtement mais y réfléchir. Penser dans l’absolu ne sert à rien, ça ne sert à rien de penser si ce n’est pas pour transformer le monde(Texte).
– Mais la philosophie est-ce seulement penser ? N’y a-t-il pas aussi de la provocation ? Ne s’agit-il pas aussi d’essayer de faire penser les autres ?
– Pourquoi se donner tant d’importance ? Ne s’agit-il pas seulement de penser avec les autres, de réfléchir ensemble, de dialoguer en commun ? De penser par soi-même et avec les autres ?
– Dans les dialogues de Platon il n’y a que Socrate qui pense, et çà finit toujours par l’accord des autres avec ce qu’il pense.
– C’est parce que le débat philosophique passe par le questionnement, par exemple dans le Gorgias de Platon où on voit bien la méthode d’accouchement mise en œuvre par Socrate(Texte).
– Il y a peut-être deux façons de penser, la science et la philosophie, on fait de la philosophie sur des sujets que la science ne s’est pas encore appropriée(Texte).
– Ceci voudrait dire que plus la science progresse moins la philosophie a de place. N’est-ce pas ce qui se passe actuellement lorsque les spécialistes des sciences humaines disent au philosophe qu’il n’a plus rien à dire ?(Texte)(Texte)(Texte)
– Seulement la science a beaucoup progressé et pourtant il nous reste beaucoup de questions !
– Beaucoup d’incertitudes, non ?
– Le philosophe est-il un généraliste ou a-t-il un certain domaine qui lui est propre ? La philosophie n’est-elle pas radicalement différente de la science ?(Texte)(Texte)(Texte)(Texte)
– Quelle est la différence entre un simple débat et un débat philosophique ?
– Le simple débat n’est pas un vrai débat. D’abord il porte sur des questions qui ne sont pas vitales pour tout le monde, ensuite tous les participants sont à peu près d’accord. Par exemple le dernier débat de J.-L. Delarue à la télévision portait sur ceux qui jouent aux courses. Cela  ne concerne pas tout le monde et ce n’est qu’une série de témoignages(Texte).

Je me rendais brusquement compte que ça faisait deux heures qu’on débattait et j’ai annoncé:
– Je crois qu’il va être l’heure de finir.
Et j’ai plaisanté:
– Si quelqu’un veut dire le mot de conclusion?

Les participants ont souri. Certains se sont levés pour partir, d’autres ont échangé leurs impressions. C’est sûr, il fallait recommencer l’expérience régulièrement.

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NOTES :

1) Initiateur du premier café-philo aux Phares à Paris et promoteur du mouvement qui a suivi, auteur de Un café pour Socrate, Laffont.

2) Cf. Alain Finfielkraut, La défaite de la pensée, Gallimard.

3) Qui était l’assistant de Marc Sautet et qui a lancé le magazine philo-journalistique Socrate & C°.

4) Nous avons depuis introduit deux nouvelles règles proposées par Michel Tozzi :
– Celui qui a peu parlé a priorité sur celui qui a beaucoup parlé.
– Celui qui lance le sujet ne peut pas reintervenir tout de suite

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