Platon, Le Banquet, 208 e – 211 c


« Or donc, continua-t-elle, ceux dont la fécondité réside dans le corps se tournent plutôt vers les femmes ; et leur façon d’être amoureux, c’est de chercher en engendrant des enfants à se procurer ainsi à eux-mêmes, telle est leur idée, immortalité, durable renom, bonheur, pour la totalité des temps à venir. Quant à ceux dont la fécondité réside dans l’âme…. car c’est bien vrai qu’il y en a, dit-elle, dont l’âme possède une fécondité, plus grande encore que celle du corps, à l’égard de tout ce en quoi il appartient à l’âme d’être féconde comme d’enfanter  ; et cela, qui lui appartient, qu’est-ce donc  ? c’est la pensée, ainsi que toute autre excellence. De ces hommes sont, à coup sûr, et les poètes qui donnent le jour à des oeuvres, et, parmi les gens de métier, Ceux dont on dit qu’ils sont des inventeurs. Mais de beaucoup, dit-elle, la plus haute et la plus belle forme de la pensée est celle qui concerne l’ordonnance des cités et de tout établissement, celle dont le nom est, sans nul doute, sagesse pratique et justice. Or, quand parmi ces hommes il s’en trouve un maintenant en qui, être divin, existe dès son jeune âge cette fécondité selon l’âme, et quand, l’âge arrivé, l’envie lui vient à présent d’enfanter comme de procréer, alors, je pense, lui aussi, il se met de-ci de-là en quête de la beauté dans laquelle il lui sera possible de procréer  ; car il ne procréera jamais dans la laideur. Donc, pour les corps qui sont beaux il a plus de tendresse que pour ceux qui sont laids, en raison même de ce qu’il est fécond  ; et, quand il y rencontre une âme belle, noble, bien née, la tendresse qu’il a pour cet ensemble est alors à son comble  : en face d’un tel être, il se sent immédiatement plein de ressource pour parler sur le mérite, pour dire à quelle sorte de choses doit penser l’homme de bien et à quoi il doit s’occuper, et il entreprend d’être éducateur. C’est, j’imagine, qu’au contact du bel objet et dans sa compagnie, il enfante ce dont il était depuis longtemps fécond, il le procrée  ; de près comme de loin il y pense, et ce qu’il a procréé il achève de le nourrir, en commun avec le bel objet dont je parlais  ; si bien qu’une communauté, infiniment plus étroite que celle qui nous lie à nos enfants, est le mutuel apanage d’un tel couple, avec aussi une plus solide affection, parce que ce qu’ils ont en commun, ce sont de plus beaux, de plus impérissables enfants  ! Bien plus, il n’est personne qui n’accepterait d’avoir une telle postérité, de préférence à celle de la génération humaine, […]
« Ce sont là, je le reconnais, celles des choses d’amour au mystère desquelles, même toi, Socrate, tu peux probablement être initié. Quant à l’initiation parfaite et à la révélation, qui aussi bien sont le but final de ces premières instructions à condition qu’on suive la bonne voie, je ne sais pas si elles seraient à ta portée. Bien sûr, je parlerai, dit-elle, et même je m’y donnerai sans la moindre réserve  ! A toi d’essayer de me suivre dans la mesure de tes moyens.

« Voici, dit-elle. Ce qu’il faut, quand on va par la bonne voie à ce but, c’est en vérité de commencer dès le jeune âge à s’orienter vers la beauté corporelle, et tout d’abord, si l’on est bien dirigé par celui qui vous dirige, de n’aimer qu’un seul beau corps et, à cette occasion, d’engendrer de beaux discours  ; mais, ensuite, de se rendre compte que la beauté qui réside en tel ou tel corps est sœur de la beauté qui réside en un autre, et, supposé qu’on doive poursuivre la beauté qui réside dans la forme, que ce serait le comble de la folie de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans tous les corps, mais que cette réflexion doit plutôt faire de celui qui aime un amoureux de tous les beaux corps et relâcher d’autre part la force de son amour à l’égard d’un seul parce qu’il est arrivé à dédaigner ce qui, à son jugement, compte si peu  ! Après quoi, c’est la beauté dans les âmes qu’il estimera plus précieuse que celle qui appartient au corps au point que, s’il advient qu’une gentille âme se trouve en un corps dont la fleur n’a point d’éclat, il se satisfait d’aimer cette âme, de s’y intéresser et d’enfanter de semblables discours, comme d’en chercher qui rendront la jeunesse meilleure ; et c’est assez pour le contraindre maintenant d’envisager ce qu’il y a de beau dans les occupations et dans les règles de conduite; c’est même assez d’avoir aperçu la parenté qui à soi-même unit tout cela, pour que désormais la beauté corporelle ne tienne qu’une petite place dans son estime  ! Après les Occupations, c’est aux connaissances que le mènera son guide, pour que cette fois il aperçoive la beauté qu’il y a en celles-ci et pour que, portant ses regards sur la vaste région déjà occupée par le beau, cessant de lier comme un valet sa tendresse à une unique beauté, celle de tel jouvenceau, de tel homme, d’une seule occupation, il cesse d’être, en cet esclavage, un être misérable et un diseur de pauvretés ; au contraire, tourné maintenant vers le vaste océan du beau et le contemplant, il pourra enfanter en foule de beaux, de magnifiques discours, ainsi que des pensées nées dans l’inépuisable aspiration vers le savoir  ; jusqu’au moment enfin où il aura assez pris de force et de croissance pour voir qu’il existe une certaine connaissance unique, celle dont l’objet est le beau dont je vais te parler.
«  Oui, efforce-toi, continua-t-elle, d’appliquer à mes paroles ton esprit, le plus que tu en seras capable! Quand un homme aura été conduit jusqu’à ce point-ci par l’instruction dont les choses d’amour sont le but, quand il aura contemplé les belles choses, l’une après l’autre aussi bien que suivant leur ordre exact, celui-là, désormais en marche vers le terme de l’institution amoureuse, apercevra soudainement une certaine beauté, d’une nature merveilleuse, celle-là même, Socrate, dont je parlais, et qui, de plus, était justement la raison d’être de tous les efforts qui ont précédé  ; beauté à laquelle, premièrement, une existence éternelle appartient, qui ignore génération et destruction, accroissement et décroissement  ; qui, en second lieu, n’est pas belle en ce point, laide en cet autre, pas davantage belle tantôt et tantôt non, ni belle non plus sous tel rapport et laide sous tel autre, pas davantage belle ici et laide ailleurs, en tant que belle aux yeux de tels hommes et laide aux yeux de tels autres ; et ce n’est pas tout encore: cette beauté, il ne se la représentera pas avec un visage par exemple, ou avec des. mains, ni avec quoi que ce soit d’autre qui appartienne à un corps, ni non plus comme un discours ou comme une connaissance, pas davantage comme existant en quelque sujet distinct, ainsi dans un vivant soit sur la terre soit au ciel, ou bien en n’importe quoi d’autre ; mais il se la représentera plutôt en elle-même et par elle-même, éternellement jointe à elle-même par l’unicité de la forme, tandis que les autres choses belles participent toutes de celle dont il s’agit, en une façon telle que la génération comme la destruction des autres réalités ne produit rien, ni un plus ni en moins, dans celle que je dis et qu’elle n’en ressent non plus aucun contrecoup. Quand donc, en partant des réalités de ce monde, on s’est, grâce à une droite conception de l’amour des jeunes gens, élevé vers la beauté un question et qu’on commence à l’apercevoir, on peut dire qu’on touche presque au terme. Car c’est là justement le droit chemin pour accéder aux choses de l’amour, ou pour y être conduit par un autre, de partir des beautés de ce monde et, avec cette beauté là comme but, de s’élever continuellement, en usant, dirai-je, d’échelons, passant d’un seul beau corps à deux, et de deux à tous, puis des beaux corps aux belles occupations, ensuite des occupa­tions aux belles sciences, jusqu’à ce que, partant des sciences, on arrive pour finir à cette science que j’ai dite, science qui n’a pas d’autre objet que, en elle-même, la beauté dont je parle, et jusqu’à ce qu’on connaisse à la fin ce qui est beau par soi seul.

(Platon, Le Banquet, 208 e – 211 c, traduction Léon Robin, Belles-Lettres, 1929, pp. 65-70.)

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