Nizan, Philosophes


Nous n’accepterons pas éternellement que le respect accordé au masque des philosophes ne soit finalement profitable qu’au pouvoir des banquiers.

(Paul Nizan, Les chiens de garde, Maspéro, 1960, p. 63)

Il y a une philosophie bourgeoise ésotérique qui exprime le travail intime de la bourgeoisie, son opération de soi sur soi, par quoi elle édifie les modèles auxquels elle se doit conformer. Et il y a une philosophie bourgeoise exotérique, qui est tournée vers le dehors, qui exprime en quelques formules réduites, ce qu’on doit savoir de la philosophie. Et la seconde est comme une image d’Épinal de la première, comme une simplification à l’usage de ces déshérités de l’intelligence qui forment ce que la bourgeoisie appelle le Peuple. Cette image et cette simplification sont lancés par l’école primaire. Chaque Français de 12 ans puise dans l’École, l’essence extraite pour lui de la Philosophie. Un catéchisme moral est enseigné. Un catéchisme où les démonstrations ne sont pas faites. Mais ce catéchisme est donné comme le résultat des méditations pénibles et consciencieuses et méritoires des hommes de bien qui fabriquent la philosophie.

(Paul Nizan, Les chiens de garde, Maspéro, 1960, p. 79)

Ainsi toute cette philosophie sert à voiler les misères de l’époque, le vide spirituel des hommes, la division fondamentale de leur conscience, et cette séparation chaque jour plus angoissante entre leurs pouvoirs et la limite réelle de leur accomplissement. Elle dissimule le vrai visage de la domination bourgeoise. Elle ne sert point le vrai qui n’existe pas, l’universel qui n’existe pas, l’éternel qui n’existe pas, mais la lutte contre une indignation et une révolte qui se font jour. Elle sert à détourner les exploités de la contemplation périlleuse pour les exploiteurs, de leur dégradation, de leur abaissement. Elle a pour mission de faire accepter un ordre en le rendant aimable, en lui conférant la noblesse, en lui apportant des justifications. Elle mystifie les victimes du régime bourgeois, tous les hommes qui pourraient s’élever contre lui. Elle les dirige sur des voies de garage où la révolte s’éteindra. Elle sert la classe sociale qui est la cause de toutes les dégradations présentes, la classe même dont les philosophes font partie. Elle a enfin pour fonction de rendre claires, d’affermir et de propager les vérités partielles engendrées par la bourgeoisie et utiles à son pouvoir.

Toute cette vie parasitaire de la philosophie est dirigée contre les hommes placés par les hasards de leur naissance ou de leur vie en dehors des frontières bourgeoises. Les besoins humains, les destins humains sont désormais incompatibles avec les valeurs, les vertus, les défenses, les espérances bourgeoises. Qui sert la bourgeoisie ne sert pas les hommes.

(Paul Nizan, Les chiens de garde, Maspéro, 1960, p. 83)

Il se trouve que depuis un peu plus d’un siècle, la philosophie française, à quelques francs-tireurs près, est une façon d’institution publique. Les idées philosophiques sont dans une situation privilégiée. Elles possèdent pour s’exprimer et se répandre un véritable appareil d’État. Comme la justice. Comme la police. Comme l’armée. Elles sont une production de l’Université, si bien que tout se passe comme si la philosophie toute entière n’était rien d’autre qu’une philosophie d’État.

(Paul Nizan, Les chiens de garde, Maspéro, 1960, p. 90)

Les places fortes que sous la monarchie l’Eglise tenait pour le roi et pour les nobles furent occupées sous la République par l’école et l’université de l’État. Une suite d’opérations qui s’est achevée sous les yeux de nos parents a promu la cléricature laïque à la situation de la cléricature ecclésiastique : l’une et l’autre ont pour fonction d’assurer dans l’État toutes les sortes de persuasion, toutes les propagandes spirituelles. Il faut arriver à penser que l’Université n’est que le levier spirituel de l’Etat, qu’elle constitue, explicite, et répand les valeurs engendrées sur le plan de l’«Esprit» par les mêmes intérêts que l’État temporel défend.

(Paul Nizan, Les chiens de garde, Maspéro, 1960, p. 92-93)

Les jours de premier mai, le long des grands Boulevards, on rencontre les masses bleues des défenseurs de l’ordre : on ne les rencontre pas, on est parmi eux, on est au milieu de leur rire, de leur bonne santé, de leur insolence et de leurs regards. Il y a des agents, des gardes mobiles et ces sordides policiers en civil avec leurs gabardines, leurs parapluies, les breloques sur leur ventre. Ils sont là pour arrêter les hommes fidèles à bien des vieux espoirs, ils sont là pour écraser les uniques défenseurs de l’avenir de l’homme. On est plein de la haine et du mépris que provoquent leurs seuls visages suffisants, on n’a point de consanguinité avec eux, ils ne sont pas des hommes selon notre espèce et notre règle, et le seul espoir est placé dans les mitrailleuses de la guerre civile. Mais voici qu’il faut penser que ces déchets humains, ces matraqueurs casqués aux joues rouges, font le même travail que les purs et vénérables penseurs auprès de qui nous avons grandi. Ils le font sans doute avec une efficacité plus brutale, les armes automatiques écrasent plus sûrement la révolte que les concepts dociles que rangent les caissiers soigneux de la pensée bourgeoise. […] Les porteurs de fusils et les arrangeurs de pensées poussent à la même roue et portent l’eau au même moulin. […] M. Marcel n’est pas un penseur d’État, c’est un bourgeois qui pense tout seul. M. Lalande est un penseur d’État, c’est-à-dire une machine à former les pensées, un instrument de persuasion entretenu par un budget d’État.

(Paul Nizan, Les chiens de garde, Maspéro, 1960, p. 93-94)

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